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Le point sur Tibhirine

Il y aura bientôt quinze ans que nos frères de Tibhirine ont été assassinés.  Ils ne cessent d’être présents dans la mémoire de leurs familles et de leurs frères et soeurs de l’Ordre cistercien, mais aussi dans celle d’un public beaucoup plus large. Le message de leur vie et des écrits de certains d’entre eux demeure pour beaucoup une source d’inspiration et est devenu pour certains un sujet d’étude. L’enquête sur les circonstances de leur mort se poursuit à son propre rythme avec, de temps à autre des rebonds. Le film Des hommes et des dieux, a eu un succès inattendu.

Faisons un peu le point...

A) Le film

Le scénariste Étienne Comar et le producteur Xavier Beauvois ont eu la sagesse de centrer le film sur la vie monastique des moines et sur ce qu’ils ont vécu durant les trois dernières années de leur vie -- qui fut une période de violence extrême en Algérie -- en relation avec la population musulmane qui les entourait. Il ont choisi, à juste titre, de ne pas aborder – en tout cas pas directement – la question de l’identité de leurs ravisseurs.

Le succès du film réside non seulement dans le nombre de personnes qui l’ont vu, mais aussi, et surtout, dans la façon à peu près unanimement positive dont il a été reçu, aussi bien dans les milieux non-croyants que dans les milieux croyants. Les palmes n’ont pas manqué pour venir souligner ce succès.

Ce film semble être venu comme une grâce pour notre Société et notre Église dans les temps actuels.

B) Les frères

Les publications des dernières années avaient fait connaître surtout Christian et Christophe, qui avaient laissé des écrits.  Le film a mis en lumière la figure de Luc, et on peut s’en réjouir, car Luc a été l’âme de Tibhirine durant cinquante ans. Le film, ainsi que d’autre publications ont aussi permis de connaître un peu mieux les autres frères.

Amédée nous a quittés l’an dernier.  Jean-Pierre, qui a toujours gardé une grande discrétion, a donné récemment un interview d’une très grande beauté et d’une très grande profondeur dans le journal Le Figaro. Cet interview a rappelé à tous que la communauté Notre-Dame de l’Atlas n’a jamais cessé d’exister, et qu’elle existe toujours à Midelt, au Maroc, où une toute petite communauté continue de vivre ce qu’ont vécu nos frères à Tibhirine.

C) L’enquête

S’il était bon que le film concentre son attention et celle des spectateurs sur ce qu’ont vécu les moines et sur leur message, l’enquête judiciaire se poursuit et il est important que la quête de la vérité ne s’arrête pas.

Je compte faire le point sur cet enquête dans un texte séparé.  Qu’il suffise de dire ici que le juge Marc Trévidic la mène avec une grande rigueur professionnelle. Il n’a jamais indiqué sa préférence pour une hypothèse plus que pour une autre, mais n’en exclut aucune.  Il a jusqu’ici interrogé un assez grand nombre de témoins, en particulier des personnages importants du gouvernement français en place à Paris ou à Alger à l’époque des faits. Il a analysé les documents venus d’Alger comme réponse à la Commission rogatoire qu’y avait envoyée son prédécesseur, le juge Bruguière, et qui avaient été versés au dossier.  Il a aussi analysé un bon nombre d’enregistrements audio et vidéo – essentiellement des témoignages de repentis – envoyés également par Alger, mais que le juge Bruguière avait laissés dans son coffre-fort sans les verser au dossier.  Il a obtenu que quelques documents classifiés « secret défense » soient déclassifiés, mais il est en attente de beaucoup d’autres, plus importants. Il lui reste à entendre plusieurs personnes du côté algérien.  Il a surtout l’avantage de connaître beaucoup d’autres dossiers qui apportent des lumières sur celui-ci.

Le juge Trévidic vient d’écrire un livre : Au coeur de l’antiterrorisme (JCLattès, 2011) extrêmement intéressant, qui révèle la complexité de ce genre d’enquête.  On y trouve un chapitre où Trévidic  décrit ce qu’il a ressenti en voyant le film Des hommes et des dieux. Ce chapitre révèle surtout les qualités d’homme et la grande sensibilité de ce juge breton.

D) Le témoignage du général François Buchwalter

François Buchwalter était attaché militaire auprès de l’ambassade française à Alger au moment de la mort des moines. C’est un militaire d’une grande rigueur professionnelle, qui n’a jamais cherché de publicité.  À l’époque des faits il a appris certaines choses de la part de collègues militaires. Il a communiqué ces informations à ses supérieurs hiérarchiques à Paris et en a parlé confidentiellement à l’époque à quelques personnes à qui ces informations pouvaient être utiles.  Il a ensuite gardé le silence.  Convoqué devant le juge d’instruction Trévidic l’an dernier, il a répété ce qu’il avait mis dans son rapport envoyé à Paris à l’époque des faits. Ce rapport est l’un des documents importants qu’on ne retrouve pas au ministère.

Il n’a jamais défendu une thèse.  Il a tout simplement rapporté une information qu’une personne de confiance et sérieuse lui avait rapportée.  C’était que la mort des moines était due à une bavure de l’armée, ceux-ci ayant été tués lors d’une attaque par hélicoptère de l’armée algérienne contre une base du GIA. La chose n’est pas impossible, contrairement à ce que plusieurs ont immédiatement écrit, car divers témoignages trouvés dans les enregistrements du « coffre-fort du juge Bruguière » décrivent des opérations semblables et les documents déclassifiés provenant de l’ambassade d’Alger parlent de telles opérations à l’époque de la mort des moines.

D’autres témoignages indépendants recueillis récemment, tout comme les bruits qui circulaient en Algérie à l’époque, tendent à démontrer que cette version de la « bavure » était la version que l’armée algérienne voulait faire circuler. On peut se demander pourquoi. Plus d’une personne a fait remarquer que l’état des têtes telles qu’elles ont été retrouvées ne semble pas compatible avec cette hypothèse. On ne peut donc pas exclure que cette information était voulue par l’armée comme une forme de désinformation pour cacher autre chose.

Quoi qu’il en soit, le général Buchwalter n’a jamais défendu cette thèse.  Il a simplement rapporté le « fait » que cette information lui avait été fournie. Il était important que ce fait soit déposé à l’enquête.  Et il l’a fait parce que le juge lui a demandé de le faire. On s’étonne que certaines personnes sentent le besoin de « défaire la thèse du général Buchwalter ».

E) Les dissidents et les repentis

Du côté algérien, deux catégories de personnes ont fait des déclarations au fil des années, d’une part des membres de la Sécurité Militaire algérienne ou des services secrets algériens, qui ont fait défection, et qui tendent à incriminer ces services, et, d’autre part, des repentis, qui tendent à incriminer les islamistes.

Les motifs qui ont poussés certains membres des services secrets à faire défection sont évidemment divers.  La réaction du régime en place est évidemment toujours de les discréditer totalement, et pour cela ils produisent à leur tour de nombreux témoins à charge contre ces témoins embarrassants.  Il serait pour le moins naïf de prendre pour du pain bénit tout ce qu’affirment ces témoins à charge.

L’une des armes utilisées par les services secrets algériens comme par tous les services secrets à travers le monde est celui de l’infiltration des groupes terroristes par des membres des services.  Les « repentis » qui parlent semblent bien être, pour la plupart, non pas des terroristes qui se sont repentis, mais de ces infiltrés qui reviennent à la vie civile (avec souvent une bonne situation de commerçants).

Il est certain qu’en recoupant tout ce qui a été « révélé » par les uns et les autres au cours des années, on a acquis une connaissance beaucoup plus grande du fonctionnement aussi bien des groupes islamistes que de la Sécurité Militaire algérienne et qu’une image de plus en plus claire de ce qui est arrivé à nos moines se dessine.

La seule attitude professionnelle devant cet ensemble de témoignages est celle du juge d’instruction : prendre sérieusement en considération tout témoignage, examiner attentivement sa véracité ou sa fausseté, retenir éventuellement des parcelles de vérité confirmées par d’autres témoignages malgré peut-être certaines incohérences sur des points périphériques.

S’efforcer de décrédibiliser tous les témoignages des dissidents, comme le fait évidemment la presse algérienne liée au régime militaire et certains auteurs français ayant leur thèse à privilégier ne favorise pas la recherche de la vérité.

Les témoignages d’un « repenti » comme Ali Benhadjar, qui n’a cessé de louvoyer et de modifier les versions successives de ses récits au cours des années ne sont certes pas plus crédibles que ceux d’un Abdelkader Tigha. Encore moins celles de son neveu Larbi ben Mouloud, produit par le Régime quelques années après les faits et qui aurait été captif au même endroit que les moines, mais qui n’apporte de cela aucune preuve que ses propres dires, qui ont d’ailleurs varié d’une déposition à l’autre.

F) Un livre récent

René Guitton avait publié en 2001 un premier livre sur Tibhirine (Si nous nous taisons... Le martyre des moines de Tibhirine, Calmann-Lévy 2001).  L’intérêt de ce livre était surtout de faire connaître pour la première fois les négociations entamées par Marchiani et la DST pour essayer de libérer les moines. Jusqu’alors les autorités françaises avaient toujours dit qu’il n’y avait pas eu de négociations. En communiquant ces informations à Monsieur Guitton les autorités françaises – essentiellement la DST – reconnaissaient implicitement qu’il y avait bien eu des négociations, dont la négation n’était plus crédible.

Au moment du quinzième anniversaire de la mort des moines, René Guitton publie un nouveau livre qui est censé une fois de plus apporter toute la lumière (En quête de vérité. Le martyre des moines de Tibhirine, Calmann-Lévy 2011). L’ironie du sort veut que le livre paraît quelques semaines seulement après le retour au gouvernement de Monsieur Alain Juppé que le premier livre, d’il y a dix ans, rendait responsable d’avoir fait chavirer les efforts de Marchiani pour faire libérer les moines.

Un premier examen de ce livre révèle que les « nouveaux » documents que nous révèle Guitton sont essentiellement les pièces déposées au dossier de l’enquête à l’époque où cette enquête était menée par le juge Bruguière et ceux qui ont fuité dans la presse pour la période suivante de l’enquête.

On sait qu’un juge d’instruction doit communiquer toutes les pièces de son enquête au parquet ainsi qu’à la partie civile. Monsieur Guitton n’a pas eu ces documents, en particulier les photos des têtes des moines, de la part de la partie civile.  Il les a donc eus soit du parquet soit du juge Bruguière lui-mêmes, lesquels, contrairement à la partie civile, sont tenus au secret de l’instruction. (Mais les documents publiés par Wikileaks concernant la façon dont l’ambassade américaine était tenue au courant de l’enquête sur le génocide du Rwanda montrent que le juge Bruguière interprétait fort librement son obligation professionnelle au secret.)

Par ailleurs on doit constater que Monsieur Guitton n’a pas eu accès aux procès-verbaux des auditions plus récentes de nombreux témoins importants de l’État français faites par le juge Marc Trévidic, sauf les quelques éléments parus dans la presse. Il n’a pas eu accès non plus à la transcription des bandes enregistrées  – essentiellement des témoignages de « repentis » ayant été liés au sort des moines – que les autorités algériennes avaient transmises au juge Bruguière et que celui-ci, au moment de sa démission, avaient laissées dans son coffre-fort sans en prendre connaissance et, en tout cas, sans les verser au dossier comme il aurait dû le faire.

Je compte analyser dans une autre note ce livre de Monsieur René Guitton qui, contrairement à ce qu’affirme la bande publicitaire sur la couverture du livre, n’apporte vraiment aucune révélation choc. J’ai évidemment remarqué qu’il décrit un bon nombre d’événements me concernant ou que  j’ai vécus personnellement, et dont j’ai gardé une description détaillée rédigée chaque jour.  Ces faits sont présentés dans le livre de Guitton avec une quantité si énorme non seulement d’inexactitudes mais de graves erreurs de faits, faciles à démontrer, qu’on ne sait vraiment quel crédit donner au reste de cette reconstitution des faits à la Sherlock Homes.

Pour le moment je m’arrêterai seulement à son Épilogue, qui est probablement la seule grande nouveauté des 335 pages de ce livre. L’auteur y avance l’hypothèse (une de plus, après avoir déploré qu’il y en avait eu trop) que chacun des moines aurait été exécuté par une balle de révolver qui aurait percé le crâne et serait sortie par la partie inférieure du visage.  Cette hypothèse serait le résultat d’un examen attentif des photos des têtes – photos remises par les autorités algériennes au juge Bruguière et qui se trouvent dans le dossier de l’instruction.  Cela n’est pas tout à fait impossible, mais en lisant cet Épilogue on a l’impression d’être devant un nouveau Da Vinci Code plutôt que devant une enquête judiciaire.

Personnellement j’ai examiné assez attentivement les têtes dans les cercueils et n’ai rien remarqué de semblable.  J’ai aussi examiné les photos en question.  Le juge Trévidic a lui aussi fait examiner ces mêmes photos par un expert en médecine légale – bien avant la parution du livre de Guitton – pour savoir si une autopsie éventuelle pourrait apporter quelque chose.  Bien plus, au moment de la reconnaissance des têtes, le colonel responsable de l’hôpital Ain Nadja nous a très explicitement dit que les têtes avaient été nettoyées et préparées selon les méthodes de la médecine légale, qu’elles avaient été photographiées et radiographiées.  S’il y avait eu cette marque de balle dans chacune des têtes, on ne comprend pas pourquoi les médecins légistes algériens qui ont examiné et traité les têtes et ont rédigé un rapport scientifique de leur examen ne l’auraient pas remarqué et indiqué.  Pour éclaircir ce point les radiographies réalisées par les autorités médicales militaires algériennes, s’il est possible de se les procurer, seraient d’un intérêt beaucoup plus certain qu’une autopsie pratiquée quinze ans après les faits.

Si cette hypothèse de Monsieur René Guitton était confirmée, cela pourrait avoir des conséquences extrêmement sérieuses.  En effet tous ceux qui connaissent un peu les manières de faire des islamistes sont convaincus qu’ils ne peuvent avoir pratiqué ce genre d’exécution.  Ils utilisent toujours l’arme blanche, eux.  De quoi relancer la requête d’Amnistie Internationale et d’autres groupes de défense des droits humains pour une enquête internationale indépendante sur les violences en Algérie durant ces dix années et plus de guerre civile.

Au sujet de la reconnaissance des têtes des sept moines, reste á signaler une autre erreur importante, dont Monsieur Guitton n’est cependant pas le responsable.  Il parle, citant l’ambassadeur Michel Lévêque, du « médecin légiste affecté à l’ambassade ».  Or, il n’y avait ni médecin affecté à l’ambassade française à Alger, ni médecin légiste français en Algérie.  Il y avait tout simplement un jeune médecin affecté à la Gendarmerie française, et auquel faisaient appel en cas de besoin l’ambassade ou les autres autorités françaises en Algérie.  C’est ce jeune médecin qui fut amené à l’hôpital lorsque nous sommes allés  reconnaître les corps. Il avait à ce moment-là tout simplement sa formation de base de médecine générale et, à la demande de l’ambassadeur, il répondit qu’il n’avait aucune compétence en médecine légale. Il était tout simplement présent lorsque le consul et moi avons fait la reconnaissance des têtes avec l’aide de photos que possédait le consul.

Ici je me permets de rétablir la vérité des faits. Il est souvent écrit que la reconnaissance des têtes a été faite par l’ambassadeur français et/ou telle ou telle personne.  En réalité cette identification a été faite par deux personnes : le Consul François Ponge (mais je pensais à ce moment-là qu’il était un secrétaire de l’ambassade !) et moi-même.  C’est ce que le Consul écrivait le soir-même par fax à sa hiérarchie à Paris : « L’adjoint du prieur général et moi-même, avec le concours des personnels hospitaliers, avons pu identifier les dépouilles, notamment à partir des photographies du fichier des immatriculés » (pièce nº 567 du dossier de l’instruction. Durant cette identification, l’ambassadeur et le médecin se tenaient en retrait. Quant à Monseigneur Tessier et à Dom Bernardo Olivera, ils étaient restés avec Père Amédée dans la salle où nous avions été accueillis par le colonel en charge de l’hôpital, car nous ne voulions pas soumettre Amédée à ce spectacle.  Dom Bernardo s’est toutefois approché au moment où le consul et moi terminions la reconnaissance, et nous avons de nouveau regardé ensemble rapidement les sept têtes.

Dans la même communication à Paris, ce soir-là, le consul disait aussi qu’il attendait de recevoir le rapport des médecins légistes algériens avant de rédiger les actes officiels de décès, dont la date restait incertaine.  Il obtint ce rapport deux jours plus tard.  Ce rapport fut alors envoyé à Paris par l’ambassadeur français comme étant le rapport du médecin légiste de l’ambassade !  Dans sa déposition devant le juge d’instruction, le jeune médecin amené à l’hôpital par l’ambassadeur lors de la reconnaissance des têtes, nia avoir rédigé un rapport et affirma même qu’il ne pouvait pas être l’auteur de ce texte qui utilisait des termes techniques qui dépassaient sa compétence.

Que conclure, sinon que la seule chose sage à faire pour le moment est de laisser le juge d’instruction poursuivre son travail en débrouillant tous ces écheveaux plutôt que de mener des enquêtes parallèles qui tiennent plus du roman policier que d’une étude objective des faits.

Armand VEILLEUX

Scourmont, le 19 mars 2011