Actes 9,31-42 ; Psaume 115 ; Jean 6,60-69

Frères et Sœurs,

L’Église nous offre la Parole de Dieu pour ce jour de pèlerinage. Nous délaissons aujourd’hui la figure de Paul évoquée hier pour nous attacher à celle de Pierre. Au terme de tout un cheminement, Pierre a fait de sa vie un « Je t’aime ». Après son triple reniement, il a confessé par trois fois son amour : « Tu sais tout, Seigneur, tu sais bien que je t’aime ». On le dit habituellement de Paul, mais c’est aussi vrai pour Pierre : ce n’est plus lui qui vit, c’est le Christ qui vit en lui. Pierre n’a plus rien à donner, ni biens, ni argent, il s’est dépouillé de tout dans la plus grande simplicité. Il est devenu un signe de simplicité et de miséricorde. Il donne toutefois ce qui lui reste : une parole qui libère de la paralysie et même de la mort. Il donne une parole de vie.

Par sa simplicité, Pierre est devenu semblable au Christ. Le Christ disait : « Qui me voit, voit le Père. » Quand on atteint le degré de ressemblance auquel Pierre est parvenu, on devrait pouvoir dire : « Qui me voit, voit le Christ. » Pierre est trop humble pour le dire mais, à travers sa personne et ses actes, c’est bien le Christ qu’il nous laisse voir en transparence. Quant à sa miséricorde, elle se traduit par le souci de la condition où se trouvent les deux personnes qu’il rencontre. Son « Je t’aime » va loin et l’engage profondément. Dans le cas de Tabitha, ce n’est plus une visite, un arrêt en passant, c’est une véritable visitation. Pierre se rend sans tarder auprès de Tabitha, comme Marie s’est rendue en hâte auprès de sa cousine Élisabeth. C’est tout le mystère de la Visitation, si cher à la communauté de Tibhirine. Être porteur d’une secret de Dieu, aller vers l’autre et découvrir qu’il est lui aussi porteur d’un secret de Dieu. Et s’il y a une visitation, c’est qu’il y a eu une annonciation.

La présence de nos sept frères à Tibhirine s’inscrit dans une histoire plus longue encore que les 60 années de leur présence en ce lieu. Elle s’inscrit dans l’histoire des moines venus d’Aiguebelle en 1843 à Staouéli. Et cette histoire sainte commence par une remarque de l’Émir Abdelkader (il a alors 29 ans) au général Bugeaud qui commande les troupes françaises. L’Émir lui dit être étonné de ce que les Français se disent croyants alors qu’il ne les voit jamais prier. Le Général n’est pas indifférent à cette remarque, il en fait part à Mgr Dupuch, évêque d’Alger, qui demande à l’archevêque d’Aix-en-Provence, s’il n’y aurait pas une communauté qui pourrait venir en Algérie. C’est ainsi qu’Aiguebelle envoie 40 moines pour être « des priants au milieu des priants. » Le monastère de Staouéli existe toujours ; il est aujourd’hui occupé par 70 familles. Les moines quittent l’Algérie en 1904 pour revenir en 1934. Mais l’un d’eux, f. Robert, a refusé de partir et s’est promis d’attendre le retour des moines. Il fait le trait d’union entre le départ et le retour des moines, un trait d’union qui aura duré 30 ans. Il réintègre la vie monastique et meurt à Tibhirine en 1956 ; il repose au cimetière derrière les tombes de nos sept frères. L’Émir aura été cet autre qui est porteur lui aussi d’un secret de Dieu.

Il y a eu annonciation : celle d’une fraternité universelle. Près de 30 ans avant le Pape François, f. Christian, dans ses chapitres à ses frères, dit que nous habitons tous une « maison commune », la création. Et dans toute maison, habituellement, il y a une seule table à laquelle tous sont invités même si tous ne viennent pas s’y asseoir et manger. Il perçoit déjà l’unité à travers cette invitation et surtout à travers le regard du Père céleste. C’est le mystère des paroles de la consécration qui exprime le désir de Jésus de pouvoir tous nous regarder et de pouvoir enfin dire un jour en vérité sur nous : « Ceci est mon Corps et mon Sang… » Certains penseront peut-être comme les gens dans l’évangile : « Ce qu’il dit ici est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter… »

Il y a eu annonciation de la Passion et de la Croix. Impossible de ne pas remarquer qu’il y a deux croix dans cette petite chapelle de Tibhirine où nous sommes réunis ce matin. Une croix nue, dépouillée, la croix de violence et de mort, l’instrument de supplice inventé par les hommes. Et l’autre croix, celle du Christ bras ouverts pour accueillir, embrasser, élever jusqu’à lui. Et, entre ces deux croix, celle de chacune de nos vies, la croix de notre passage de l’arrière au devant, celle de notre ressemblance au Christ.

Il y a eu annonciation de la Résurrection et de la Présence du Christ « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » À « l’amour ne passera jamais » qui est une clé importante pour comprendre la vie monastique et toute vie à la suite du Christ, f. Christian ajoute le « Tout est accompli » de la dernière parole du Christ en croix. Tout est accompli : la Résurrection est déjà à l’œuvre depuis le matin de Pâques. Conscients de nos limites, de nos misères et du mal, « le pas encore » n’a pas de peine à faire son chemin. Par contre, nous oublions trop souvent de reconnaître et de goûter le « déjà là ».

 Le Pape François vient de signer la préface d’un livre intitulé « Tibhirine, l’héritage » et il nous invite, à l’occasion de ce 20e anniversaire du don de leur vie de nos sept frères, à assumer l’héritage de Tibhirine en devenant à notre tour des signes de simplicité et de miséricorde dans notre monde.

F. André Barbeau
Abbé du Val Notre-Dame (Canada)
Père Immédiat de Tibhirine de 1996 à 2006